A-t-on vraiment besoin d’une rĂ©forme des retraites ?
Réforme des retraites, vers moins de solidarité ?
Le gouvernement l’assure : qu’importent les difficultĂ©s Ă©conomiques actuelles, la rĂ©forme des retraites sera lancĂ©e prochainement en dĂ©pit de chiffres montrant que l’Ă©quilibre financier du système n’est pas menacĂ© Ă court terme. Pour la sociologue Roxana Eleta de Filippis (UniversitĂ© Le Havre-Normandie), rĂ©former risque surtout de pĂ©naliser les salariĂ©s les plus pauvres Ă l’instar de ce qu’on observe dans de nombreux pays.
Comment la réforme des retraites pourrait bouleverser notre rapport à la solidarité nationale
La rĂ©forme des retraites sera-t-elle lancĂ©e dès cet automne ? Depuis la rentrĂ©e, le gouvernement a envoyĂ© plusieurs signaux qui indiquent que ce sera bien le cas. Le ministre du Travail, Olivier Dussopt, a par exemple assurĂ© le 7 septembre dernier sur France Info que la rĂ©forme restait une prioritĂ© du gouvernement, Ă©voquant un calendrier qui dĂ©butera le 15 septembre, date Ă laquelle le Conseil d’orientation des retraites (COR) doit rendre son rapport sur l’Ă©tat financier du système. Quant aux syndicats, ils ont invitĂ© l’exĂ©cutif, le jeudi 8 septembre lors du lancement du Conseil national de la refondation (CNR) Ă mettre de cĂ´tĂ© le projet de report de l’âge lĂ©gal.
Les prochaines semaines ont donc toutes les chances d’ĂŞtre explosives socialement. Fin 2019 et dĂ©but 2020, le projet du prĂ©sident Emmanuel Macron Ă©tait Ă l’origine de plusieurs semaines de grèves. La rĂ©forme visait alors Ă unifier les rĂ©gimes existants, reposant sur des solidaritĂ©s de statuts et de professions avec des règles distinctes, en un seul système universel gĂ©rĂ© par rĂ©partition et par points accumulĂ©es tout au long de la carrière professionnelle. Le texte adoptĂ© mettait fin aux rĂ©gimes « spĂ©ciaux » mais a finalement Ă©tĂ© abandonnĂ© avec la pandĂ©mie.
Deux ans plus tard, le nouveau projet semble dĂ©laisser cet objectif d’unification des rĂ©gimes en se concentrant sur l’âge de dĂ©part Ă la retraite Ă 65 ans, l’indexation des retraites sur l’inflation et un minimum retraite de 1 100 euros pour une carrière complète.
Solidarité organique
Avec une nouvelle majoritĂ© relative Ă l’AssemblĂ©e nationale, l’exĂ©cutif doit dĂ©sormais composer dans un contexte oĂą les partenaires sociaux ne se montrent pas très enclins Ă discuter. Le gouvernement semble nĂ©anmoins dĂ©terminĂ© Ă mettre en Ĺ“uvre la rĂ©forme, promesse de campagne du prĂ©sident rĂ©Ă©lu, mĂŞme si certaines analyses montrent que l’Ă©quilibre comptable du rĂ©gime n’est pas menacĂ©. Mais que traduit cette volontĂ© en termes de vision de notre solidaritĂ© sociale après les rĂ©formes successives de ces dernières dĂ©cennies ?
Les sociologues font rĂ©fĂ©rence Ă la notion de « solidaritĂ© organique » telle que dĂ©veloppĂ©e par Émile Durkheim pour rendre compte d’une forme de solidaritĂ© propre aux sociĂ©tĂ©s modernes. La division de travail social, nĂ©e de l’industrialisation, diversifie les activitĂ©s et rend la coopĂ©ration nĂ©cessaire.
Le système de retraites français illustre ce type de solidaritĂ©. Il est le produit d’une histoire d’octroi et de conquĂŞtes de pensions d’invaliditĂ© et de retraite concernant d’abord, des travailleurs partageant un mĂŞme statut et fonction. Les historiens ont mis en Ă©vidence que les premières retraites en France sont toutes « particulières ». D’abord, parce qu’elles prĂ©cèdent le rĂ©gime gĂ©nĂ©ral, remontant Ă l’Ancien RĂ©gime, avec la crĂ©ation par Colbert de la Caisse des invalides de la marine pour assurer une pension aux navigateurs qui ne sont plus Ă flot.
Ensuite, parce que l’État n’intervient que tardivement sans mettre en cause ce modèle. D’autres corporations suivent le mouvement, notamment les employĂ©s des Fermes et les fonctionnaires d’État. Des retraites, on en parle aussi pendant la RĂ©volution française, puisque le concept Ă©merge en 1791, dans le supplĂ©ment Finances de l’EncyclopĂ©die mĂ©thodique de Diderot et d’Alembert, et les aristocrates, thĂ©orisent l’idĂ©e d’en bĂ©nĂ©ficier. Les retraites collectives fondĂ©es sur des sociĂ©tĂ©s de prĂ©voyance ou rĂ©gimes d’entreprise se dĂ©veloppent ensuite au cours du XIXe siècle et les professions les mieux organisĂ©es se dotent des caisses de retraite spĂ©cifiques.
Tournant néolibéral
En matière de retraites, divers travaux de sociologues et d’Ă©conomistes montrent que l’on dĂ©couvre cependant les « rĂ©gimes spĂ©ciaux » lors du tournant nĂ©olibĂ©ral des annĂ©es 1990. Le nĂ©olibĂ©ralisme s’accompagne du dĂ©veloppement non plus des droits sociaux collectifs mais des droits de l’homme prenant pour valeur l’individu, sa libertĂ© et l’Ă©galitĂ©.
Ceci affaiblit le consensus sur les systèmes de retraites assurantiels par rĂ©partition, dans lesquels les cotisations des actifs payent les pensions des retraitĂ©s. En France, le livre blanc sur les retraites de 1991 met en Ă©vidence les difficultĂ©s Ă venir du système de retraites en raison des Ă©volutions dĂ©mographiques et de l’allongement de l’espĂ©rance de vie et ouvre le bal des rĂ©formes (Balladur 1993, Fillon 2003, rĂ©forme des rĂ©gimes spĂ©ciaux de 2008, rĂ©forme Woerth de 2010, Touraine de 2014).
En 2020, la focalisation sur les rĂ©gimes spĂ©ciaux interpelle. Car la première rĂ©forme, celle de Balladur, concernait avant tout le rĂ©gime gĂ©nĂ©ral, accentuant la distance avec les autres rĂ©gimes. Elle portait sur trois points : augmentation progressive de la durĂ©e de cotisation nĂ©cessaire pour obtenir la retraite Ă taux plein, la faisant passer de 37,5 Ă 40 annĂ©es ; modification du mode de calcul du salaire moyen de rĂ©fĂ©rence de 10 meilleures annĂ©es au 25 meilleures annĂ©es ; enfin, revalorisation annuelle des pensions, non plus sur l’Ă©volution des salaires, mais indexĂ©e sur l’indice d’Ă©volution des prix Ă la consommation.
Cette Ă©volution traduit un rapport plus individualiste Ă notre système de solidaritĂ© qui pourrait encore ĂŞtre renforcĂ© par la prochaine rĂ©forme (mĂŞme si nous ne savons pas exactement Ă l’heure actuelle dans quelle mesure).
Lame de fond
Nos travaux de recherche sur les reformes de retraite en AmĂ©rique latine ainsi que dans les pays de l’Est montrent que depuis les annĂ©es 1990 on assiste Ă un changement de paradigme dĂ» Ă une crise de lĂ©gitimitĂ© des modèles d’après-guerre.
Ces années sont marquées par la pression forte des organismes financiers supranationaux, tels que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), pour instaurer, dans les pays endettés et en échange des renégociations des dettes, un système de capitalisation des retraites sous forme de comptes individuels, gérés par des fonds de pension privés.
Nos recherches montrent que ces systèmes se sont avĂ©rĂ©s coĂ»teux pour la collectivitĂ© et injustes socialement, car dans l’incapacitĂ© d’affilier les salariĂ©s pauvres, et en particulier les travailleuses. Nul besoin de clarifier les droits individuels et d’Ă©tablir un lien direct entre les contributions et les montants des retraites. Les salariĂ©s pauvres, quand ils ne sont pas contraints Ă l’affiliation Ă un fond ou une caisse de retraite (c’est le cas de la plupart des autoentrepreneurs en AmĂ©rique latine), ne s’affilient simplement pas tant leurs ressources sont faibles.
Dans les pays du Sud, ces systèmes privĂ©s ou mixtes ont fait souvent l’objet de contre-rĂ©formes et renationalisĂ©s. Il reste pourtant de ces expĂ©riences, une lame de fond qui progresse lentement dans les pays riches pour faire Ă©merger l’idĂ©e que les systèmes de retraite d’après-guerre ne sont plus viables pour demain, s’attachant Ă noircir les perspectives financières du système de retraites.
Or, selon les chiffres de la commission des comptes de la SĂ©curitĂ© sociale, publiĂ©s le 12 juillet 2022, les finances de l’État-providence pourraient ĂŞtre un peu moins dĂ©gradĂ©es que prĂ©vu cette annĂ©e. Les rentrĂ©es financières progresseraient plus vite que les dĂ©penses. Par ailleurs, l’Insee et le COR ont des fortes incertitudes sur l’incidence de la croissance dĂ©mographique sur les ressources et dĂ©penses du système.
Retraites : excĂ©dent de 900 millions d’euros en 2021, 3,2 milliards attendus en 2022 selon le COR
Nous devons alors faire l’hypothèse qu’une telle rĂ©forme est avant tout cognitive, une forme parmi tant d’autres d’apprĂ©hender la rĂ©alitĂ© en la construisant. Cette doxa s’appuie sur l’idĂ©e que la vie active est davantage flexible, mobile, faite de choix individuels rationnels et non plus standardisĂ©s et synchronisĂ©s comme un cycle de vie dont la retraite est le corolaire. Se pose alors la question des consĂ©quences de la dĂ©sintermĂ©diation sociale et de la forme de rĂ©gulation sociale nĂ©cessaire Ă cette gestion de carrières hyper individualisĂ©e.
La très grande flexibilité des travailleurs, si elle se confirme, nécessite une solide solidarité sociale collective. Au lieu de céder à une rengaine hypothétique, il convient de se demander comment garantir collectivement des retraites dignes.