Inflation, croissance nulle et plein-emploi : bienvenue dans la stagflation 2.0 !

Stagflation ?

Les chiffres de la croissance dans la zone euro et aux États-Unis pour le premier trimestre de 2022 apparaissent comme une mauvaise surprise. Outre-Atlantique, le PIB chute de près de 0,4 % par rapport au quatrième trimestre 2021. La zone euro enregistre de son cĂ´tĂ© une hausse misĂ©rable de 0,2 %, avec une croissance nulle en France, et nĂ©gative en Italie et en Suède. De son cĂ´tĂ©, l’inflation atteint près de 8,5 % en rythme annuel aux États-Unis en avril et Ă  7,5 % dans la zone euro, bien au-delĂ  de la cible de 2 % des banques centrales.
La presse Ă©conomique prĂ©sente cette double Ă©volution dĂ©favorable de la croissance et de l’inflation, comme une situation de « stagflation », contraction des mots stagnation et inflation. Il faut nĂ©anmoins ĂŞtre prudent avec l’utilisation de ce terme stagflation et Ă©viter un raccourci trop rapide.
Dans les annĂ©es 1960, les Ă©conomistes avaient gĂ©nĂ©ralement acceptĂ© que le taux d’inflation et le taux de chĂ´mage Ă©taient inversement corrĂ©lĂ©s. Ainsi une forte inflation Ă©tait en gĂ©nĂ©ral associĂ©e Ă  un taux de chĂ´mage très faible, proche de ce qu’on appelle le taux « naturel » de chĂ´mage. Cette rĂ©gularitĂ© empirique est connue sous le nom de « courbe de Phillips », nommĂ©e selon l’auteur de l’Ă©tude empirique de rĂ©fĂ©rence. Si dans les 20 dernières annĂ©es la relation est devenue de plus en plus contestĂ©e, les banquiers centraux et les Ă©conomistes professionnels s’appuient toujours sur elle pour leurs prĂ©visions d’inflation.

L’ancienne « stagflation »

En 1973, puis en 1978-1979, le prix du pĂ©trole a connu deux hausses spectaculaires, passant de 2,90 Ă  34 dollars le baril, Ă©pisodes connus sous le nom de chocs pĂ©troliers. Ă€ cette Ă©poque, la prĂ©sence simultanĂ©e d’un chĂ´mage très Ă©levĂ© et d’une inflation forte avait justifiĂ© l’utilisation du concept de « stagflation », pour souligner l’anomalie que ce phĂ©nomène reprĂ©sentait en termes d’arbitrage inflation/chĂ´mage.
L’explication principale reposait sur l’effet nĂ©gatif du choc des prix Ă  la production, transmis aux prix Ă  la consommation, gĂ©nĂ©rant une perte de pouvoir d’achat et une contraction de la demande pour les autres biens. Les tentatives des gouvernements de rĂ©pondre au moyen de politiques de relance par la demande, combinĂ©es avec des restrictions sur les prix ont toutes Ă©chouĂ©.
Finalement, il est apparu que la lutte contre ce type d’inflation « poussĂ©e par les coĂ»ts » nĂ©cessitait au contraire une très forte contraction de la demande globale. Petit Ă  petit, le dĂ©sĂ©quilibre sur le marchĂ© des biens a Ă©tĂ© rĂ©sorbĂ©, l’inflation a Ă©tĂ© maĂ®trisĂ©e puis la croissance est revenue.

Situation actuelle différente

La situation prĂ©sente n’est semblable Ă  cette stagflation passĂ©e que dans une certaine mesure.
Si la hausse des prix est bien de retour et touche un grand nombre de pays, il ne faut pas perdre de vue que les États-Unis sont aujourd’hui quasiment au plein-emploi avec un taux de chĂ´mage en avril de 3,6 %. Dans la zone euro, le taux de chĂ´mage reste plus Ă©levĂ© mais diminue rapidement, y compris dans les pays du sud de l’Europe.
La figure ci-dessous prĂ©sente les taux d’inflation et de chĂ´mage fin mars 2022 dans les pays de l’OCDE (sauf la Turquie oĂą l’inflation est Ă  70 %). L’inflation dĂ©passe les 2 % un peu partout, tandis que le taux de chĂ´mage ne dĂ©passe les 8 % que dans trois pays.

Par ailleurs, les États-Unis et les pays de la zone euro connaissent des pĂ©nuries de main-d’Ĺ“uvre dans de nombreux secteurs d’activitĂ©, tandis que beaucoup d’actifs hĂ©sitent Ă  reprendre le travail après le stress de la pandĂ©mie. La hausse des salaires amĂ©ricains s’est ainsi accĂ©lĂ©rĂ©e ces derniers mois, atteignant dĂ©sormais plus de 6 %.
Le plein-emploi semble ainsi de retour dans de nombreux pays. En Allemagne, le puissant syndicat IG Metall se mobilise pour demander 8,2 % de revalorisation salariale. Pour l’instant, les salaires n’augmentent pas très rapidement dans les pays du sud de l’Europe, mais cela ne devrait pas tarder si le chĂ´mage s’approche des 6 % dans des pays comme la France, l’Italie ou l’Espagne. MĂŞme au Japon, des hausses de salaire commencent Ă  ĂŞtre envisagĂ©es.

Faible chĂ´mage, pĂ©nuries de main-d’Ĺ“uvre, hausse des salaires et forte inflation constituent les marques d’une inflation tirĂ©e par la demande, pas d’une inflation poussĂ©e par les coĂ»ts comme dans les annĂ©es 1970. De ce point de vue, il serait abusif de parler de « stagflation ». La demande globale excĂ©dentaire vient en effet essentiellement des dĂ©penses publiques exceptionnellement massives et de la politique monĂ©taire fortement accommodante de 2020 et 2021, en rĂ©ponse Ă  la crise du Covid-19. Bien Ă©videmment, la hausse des prix de l’Ă©nergie, provoquĂ©e par la guerre en Ukraine, augmente encore plus l’inflation, surtout dans la zone euro, mais n’en est pas la cause principale.

Croissance en berne, mais plein-emploi

Pourquoi la dynamique de croissance s’est-elle arrĂŞtĂ©e au premier trimestre ? Lorsque le plein-emploi est atteint, la croissance ne dĂ©pend plus que des gains d’efficacitĂ© productive et du progrès technique. Ă€ court terme, on ne peut pas attendre de gains significatifs de productivitĂ©. Au contraire, la rĂ©surgence du Covid-19 en Chine, couplĂ©e Ă  la politique du « zĂ©ro Covid », du gouvernement chinois a provoquĂ© de nouvelles ruptures d’approvisionnement, tout comme la guerre en Ukraine. Ces deux situations ne peuvent que diminuer la production potentielle.
CĂ´tĂ© demande, la consommation peut aussi se contracter. L’inflation commence Ă  Ă©roder le pouvoir d’achat, et, encore plus grave, entame Ă©galement le moral des mĂ©nages. Une bonne partie de la population, soit tous ceux qui sont nĂ©s après 1986, n’ont jamais connu l’inflation et ont du mal Ă  la comprendre.
Comment expliquer les crĂ©ations d’emploi lorsque la croissance est Ă  zĂ©ro, voire est nĂ©gative comme aux États-Unis ? Les gouvernements revendiquent l’atteinte du plein-emploi comme le rĂ©sultat positif de leurs politiques de relance budgĂ©taire. Celles-ci peuvent en ĂŞtre crĂ©ditĂ©es mais pas dans le sens qu’ils l’entendent. La relance a en effet entraĂ®nĂ© une inflation de toute Ă©vidence non-anticipĂ©e, qui va progressivement diminuer le pouvoir d’achat, donc rĂ©duire la demande avec un effet nĂ©gatif sur l’emploi.
En revanche, la relance a Ă©galement provoquĂ© la baisse du salaire rĂ©el, avec un effet positif sur l’emploi. C’est probablement la revanche de Milton Friedman qui proposait cette explication de la courbe de Phillips dans son discours du prix Nobel en 1976. L’effet positif ne peut ĂŞtre que transitoire, car les surprises, par dĂ©finition, ont la vie courte. Ă€ moyen terme, l’effet nĂ©gatif devrait ainsi finir par l’emporter.

Inflation non maîtrisée

Partout dans Le Monde, les dirigeants ont enfin pris la mesure du danger que reprĂ©sente une inflation non maĂ®trisĂ©e. Leur mĂ©thode principale pour lutter contre l’inflation est la hausse annoncĂ©e des taux d’intĂ©rĂŞt de court terme, et l’arrĂŞt des programmes d’achat d’obligations et autres actifs financiers.
Un petit nombre d’Ă©conomistes recommandent un accompagnement du resserrement monĂ©taire par des restrictions budgĂ©taires. Quelle que soit la mĂ©thode utilisĂ©e, Ă  très court terme il ne sera malheureusement pas possible d’Ă©viter une contraction de l’activitĂ© et un accroissement du chĂ´mage au-dessus de son niveau naturel.
L’ampleur de cette contraction va dĂ©pendre de la dĂ©gradation des anticipations d’inflation, de l’ampleur du dĂ©sĂ©quilibre offre/demande, et de l’instabilitĂ© financière que la hausse des taux d’intĂ©rĂŞt devrait engendrer. C’est le sens des remarques rĂ©centes de l’Ă©conomiste français Olivier Blanchard, ou encore des AmĂ©ricains Alex Domash et Laurence Summers dans The Conversation, qui manifestent tous leur pessimisme sur la capacitĂ© de la RĂ©serve fĂ©dĂ©rale amĂ©ricaine Ă  orchestrer un « atterrissage en douceur ».
Il n’est pas exclu que la zone euro connaisse Ă©galement des difficultĂ©s de mĂŞme type, amplifiĂ©es par la fragmentation financière de l’union monĂ©taire. Il nous semble plus appropriĂ© de considĂ©rer que si nous faisons bien face Ă  une forme de stagflation, il ne s’agit pas d’une stagflation naturelle causĂ©e par Ă  un fort choc d’offre mais d’une stagflation dĂ©libĂ©rĂ©ment provoquĂ©e par les autoritĂ©s monĂ©taires.